IV
En pénétrant dans le port de Singapour, labyrinthe de transatlantiques, de cargos, de jonques et de sampans, d’où montaient des remugles puissants de mazout, de marée et de pourriture, à travers lequel le Papoua s’insinuait à vitesse réduite, son moteur auxiliaire tournant au ralenti, en pénétrant dans le port de Singapour donc, Bob Morane et Bill Ballantine se demandaient s’ils trouveraient encore le professeur Clairembart au rendez-vous. Ils avaient en effet pas mal musardé en chemin et ils étaient en retard de plusieurs jours. La disparition de l’Oiseau de Feu et ce qui l’avait précédé n’avait été qu’un incident au cours de leur voyage, mais ils y avaient cependant songé à de nombreuses reprises depuis et avaient tenté d’obtenir des nouvelles par la radio du bord. Il ne semblait pas néanmoins que l’on eût retrouvé le prototype, car les ondes étaient demeurées muettes à son sujet.
Le Papoua n’eut pas trop de mal à trouver une place le long d’un quai écarté, entre deux jonques de pauvre apparence et, quand la cabine eut été soigneusement bouclée et que les deux amis eurent sauté à terre, Ballantine s’inquiéta :
— Pourvu que le professeur nous ait attendus. Il doit s’être lassé à la longue… Dommage, car comme on est en vadrouille chacun de son côté, nous à batailler contre les moulins à vent, lui à étudier de vieilles pierres enfouies dans les jungles les plus infectes, cela fait une paye qu’on ne s’est plus vus…
— Bah ! ne désespérons pas, fit Morane avec insouciance. Le professeur doit être aussi impatient de nous revoir que nous de le revoir, lui, et il nous aura attendus.
Ils s’étaient mis en route le long des quais, à la recherche d’un taxi, mais sans en trouver. Ils croisèrent bien quelques pousse-pousse vides, mais aucun des rickshaws, impressionnés sans doute par la taille et le poids de l’Écossais, ne daigna s’arrêter.
— Ce quai n’en finit plus, maugréa Bill. J’espère que nous ne sommes pas condamnés à y errer à pattes jusqu’à la consommation des…
Le colosse n’acheva pas, car il avait posé le pied sur une pelure de banane jetée sur le sol, et sa phrase se termina par le plus magistral des soleils qui l’envoya au sol, jambes par-dessus tête. Bien entendu, Bill Ballantine, tout comme Bob, était depuis longtemps expert en chutes de toutes sortes, et il réussit à amortir celle-ci.
— Avec ta fichue manie de ne pas regarder où tu marches, fit froidement Morane, tu finiras par tomber un jour dans un trou pour te retrouver aux antipodes après un rapide passage à travers le feu central.
Mais, comme le géant ne se relevait pas, il s’inquiéta :
— Ah çà ! est-ce que, par hasard, tu te serais cassé quelque chose ?
Bill secoua la tête et, demeurant toujours étendu, désigna un journal qui traînait lui aussi sur le sol, tout près de son point de chute.
— Non, commandant, rien de cassé… C’est ce canard…
— Eh bien ! quoi, ce canard ? Tu ne vas quand même pas demeurer allongé pour te mettre à lire, avec le professeur qui nous attend peut-être encore…
— J’ai l’impression qu’on y parle de notre Oiseau de Feu, fit Bill sans paraître avoir entendu les paroles de son ami.
— « Notre » Oiseau de Feu, là tu vas un peu fort, fit remarquer Morane.
Il s’accroupit et se mit à lire le titre de l’article que son compagnon lui indiquait du doigt :
— Les « Écumeurs du Pacifique » font à nouveau parler d’eux… Je ne vois pas très bien ce que cela a à voir avec l’Oiseau de Feu…
— Continuez à lire.
— « Les Écumeurs du Pacifique » ont attaqué voilà deux jours le paquebot Tullia et l’ont pillé. Il apparaît toutefois qu’ils ont changé leurs méthodes d’attaque. Jusqu’à ce jour, ils usaient d’un sous-marin et de jonques. À présent cependant, s’il faut en croire les témoins, ils se sont servis d’un engin inconnu, à la fois avion et submersible, et qui semble mû par une énergie nouvelle, peut-être atomique… Des chasseurs australiens, alertés par radio, ont tenté d’intervenir, mais l’appareil mystérieux a fait usage de ses armes et deux d’entre eux ont été littéralement désintégrés… On se perd en conjectures sur l’origine de l’engin inconnu… »
Interrompant brusquement sa lecture, Bob Morane s’exclama :
— Tonnerre, Bill, tu as raison ! Il ne peut s’agir là que de l’Oiseau de Feu !
— Mais alors, il ne se serait pas désintégré à la suite d’une avarie à ses réacteurs atomiques ?
— Il faut le supposer, Bill… Il faut le supposer…
Pendant un long moment, Morane considéra encore le journal d’un air rêveur, puis il le laissa retomber sur le sol en haussant les épaules, pour reprendre :
— Mais tout ceci ne nous concerne pas. Allons retrouver le professeur Clairembart avant qu’il ne se soit définitivement lassé de nous attendre… si ce n’est déjà fait.
Ils sortirent du port, mais sans se rendre compte que, depuis quelque temps, un homme – un Chinois – les suivait à bonne distance mais avec assez d’entêtement pour que cela pût leur paraître louche s’ils y avaient prêté attention. Bob héla un taxi qui passait à vide et tous deux y grimpèrent en donnant l’ordre au chauffeur de les conduire à l’hôtel Adelphi. En même temps, une Rover bleue venait s’arrêter à hauteur de l’énigmatique Chinois qui s’assit à côté du conducteur en déclarant :
— Suivons ce taxi et essayons de ne pas le perdre. Les ordres du Requin sont formels : il ne faut pas que ces deux hommes nous échappent.
Une demi-heure plus tard, le taxi s’arrêtait en face de l’hôtel Adelphi. Pendant que Bob réglait le prix de la course, Ballantine soliloquait :
— Je me demande comment nous allons retrouver le professeur ? Encore rajeuni sans doute ?… Chaque fois que je le rencontre, j’ai envie de lui offrir un train électrique.
Bien sûr, l’Écossais exagérait, car le professeur Clairembart devait friser les soixante-dix ans, ou même les avoir dépassés, et il n’avait plus rien d’un freluquet. Cependant, il possédait une telle verdeur et une telle endurance que beaucoup d’hommes très jeunes auraient pu les lui envier.
Les deux amis pénétrèrent dans le hall de l’hôtel et s’approchèrent du bureau de réception derrière lequel trônait un employé très « british » et qui se tenait aussi raide que s’il venait d’avaler un sabre de horse guard.
— Nous voudrions parler au professeur Clairembart, commença Morane.
Dans le visage figé du réceptionnaire, seules les lèvres bougèrent pour articuler :
— Le professeur Clairembart, sir ?… Je crains que vous ne puissiez le rencontrer, sir…
— Que voulez-vous dire par : « Je crains que vous ne puissiez le rencontrer » ? interrogea Bill. Cessez donc de vous prendre pour le Sphinx et de parler par énigmes, mon vieux.
— Je veux dire, sir, répondit le préposé, que le professeur Aristide Clairembart a disparu de l’hôtel voilà huit jours, sans emporter le moindre de ses bagages… et sans régler sa note of course. On ne l’a pas revu depuis.
— Le professeur, disparu ! s’exclama Morane.
— Oui, dis-pa-ru, sir… Il y a seulement un homme, un Chinois, qui le lendemain est venu me confier une lettre pour la remettre à un certain commandant Morane, qui doit venir demander le professeur Clairembart.
— Donnez-moi cette lettre, jeta Bob. Je suis le commandant Morane.
— Comment puis-je en être sûr, sir ? Tout le monde peut affirmer être ce commandant Morane, sir !
Avec impatience, Bob brandit sous le nez de l’employé un poing noueux et dur, aux articulations déformées par la pratique du karaté.
— Le commandant Morane a la réputation de cogner dur, lança le Français. Si vous voulez ma carte de visite ?
Le préposé resta aussi raide et froid que s’il avait été taillé dans le marbre par Praxitèle lui-même.
— Certainement pas, sir, fit-il du bout des lèvres. Je vous crois sur parole, sir.
En même temps, il tendait à Morane une enveloppe que ce dernier ouvrit aussitôt. Il en tira un papier qu’il déplia, pour lire à mi-voix, assez haut pour que Bill entendît :
— Commandant Morane, si vous voulez revoir le professeur Clairembart vivant, rendez-vous, dès la réception de cette lettre, au n°40 de la rue du Lotus d’Argent. Si vous prévenez la police, votre ami sera aussitôt exécuté.
— On dirait que le professeur a été enlevé, fit Bill.
— Ça m’en a tout l’air, en effet, approuva Morane.
— Mais pourquoi ?… Pourquoi ?…
— Le seul moyen de le savoir, Bill, ce serait de nous rendre rue du Lotus d’Argent.
— Bien sûr, mais je ne crois pas me tromper en affirmant que cela sent le traquenard à plein nez.
— Et tu ne te trompes pas. Pourtant, avons-nous le choix et pouvons-nous laisser notre vieil ami dans la panade ?
L’Écossais hocha la tête et murmura :
— Évidemment… Évidemment…
Puis il continua, plus haut :
— Bien sûr, vous avez raison, commandant, on ne peut laisser le professeur dans la panade. En route donc pour la rue du Lotus d’Argent !
***
Le chauffeur du taxi avait été difficile à convaincre. Quand Morane lui avait demandé de les conduire, Bill et lui, à l’adresse indiquée sur le billet, il avait commencé par faire la grimace, en disant :
— La nuit tombe et la rue du Lotus d’Argent est dans le vieux quartier chinois. Un sale coin, en grande partie désaffecté depuis la guerre et où on risque de recevoir cinq pouces d’acier entre les deux épaules plutôt qu’un sourire.
Il hésita, puis reprit :
— Bien entendu, si vous êtes généreux, j’accepterai de vous conduire.
— Nous serons généreux, assura Bob. Voilà déjà un acompte.
En même temps, il glissait un billet dans la main du taximan. Celui-ci l’empocha sans même le regarder et jeta :
— Ça va… Montez, mes seigneurs.
Morane et Ballantine grimpèrent dans la voiture, qui démarra aussitôt. Si les deux amis s’étaient retournés et avaient regardé par la custode arrière, peut-être eussent-ils remarqué la Rover bleue qui, sans hâte exagérée, s’était mise à rouler dans leur sillage.
Tandis que le taxi s’enfonçait à travers les ruelles sombres de la ville chinoise, éclaboussées parfois par les lumières criardes d’une enseigne lumineuse, Bob Morane et Bill Ballantine avaient gardé le silence, inquiets surtout du sort de leur vieil ami le professeur Clairembart. Ce fut l’Écossais qui parla le premier, en déclarant :
— J’ai de plus en plus l’impression que nous allons nous jeter dans la gueule du loup, commandant. Si au moins nous étions passés par le bateau pour prendre des armes !
— Armés ou non, nous ne pouvions que nous précipiter en quatrième vitesse au secours du professeur, fit remarquer Morane. Et puis, cesse de m’appeler commandant. Tu sais bien que je ne commande plus rien du tout depuis belle lurette.
Mais Bill ne semblait pas avoir entendu ces dernières paroles.
— Croyez-vous réellement que nous allons trouver le professeur là où nous allons ? demanda-t-il.
— Je suis sûr que non, répondit Bob, mais cette rue du Lotus d’Argent est notre seul point de départ pour suivre la piste.
À plusieurs reprises, Bill hocha la tête, tout en murmurant :
— Comme vous dites, commandant… Comme vous dites…
Morane haussa les épaules, sans insister. Il savait que son ami ne cesserait jamais de l’appeler « commandant », même quand il aurait une grande barbe blanche et ne se déplacerait plus qu’en fauteuil roulant. Et puis, pour l’instant, il avait bien d’autres chats à fouetter !
De rues en ruelles, de ruelles en venelles, le taxi s’était engagé dans un quartier sinistre, désert, comme maudit.
Les maisons n’étaient plus que des cadavres de maisons. Les façades de planches se disjointaient, les volets pendaient telles des ailes à demi arrachées, les toits cornus, à la chinoise, s’ensellaient et faisaient songer à l’échine de haridelles de danse macabre.
On tourna dans une rue, plus infâme encore que les autres, si c’était possible. Le chauffeur stoppa, se retourna vers ses passagers et déclara :
— Si mes souvenirs sont exacts, c’est ici la rue du Lotus d’Argent. J’habite Singapour depuis toujours, mais il y a des éternités que je n’ai plus mis les pieds dans ce quartier pourri.
— C’est bien la rue du Lotus d’Argent, ou vous n’en n’êtes pas sûr ? insista Ballantine avec impatience.
Le taximan regarda longuement par la vitre baissée de la portière, puis décida soudain :
— C’est bien la rue du Lotus d’Argent !
— Conduisez-nous au numéro 40.
Cette fois, le chauffeur se mit à rire.
— Si vous croyez que les numéros n’ont pas été effacés depuis longtemps par ces sales pluies de la mousson ! Faudra chercher vous-mêmes, mes seigneurs. La chaussée est pleine de trous qu’on y cacherait des éléphants, et je ne tiens pas à fiche ma suspension en l’air… Et surtout n’oubliez pas le pourboire promis !
Il n’y avait pas à insister. Morane et Bill mirent pied à terre, et quand la course eut été réglée, plus un supplément royal, le taxi fit demi-tour et s’éloigna.
— Pas gai le bled ! fit Ballantine quand son ami et lui furent seuls.
Morane ne répondit pas. Tout, autour d’eux, était abandon, ruines. Les façades ressemblaient à des visages ravagés, rongés de l’intérieur par un profond désespoir. Une immense odeur de pourriture régnait. Odeur d’eau croupie, de vieilles moisissures, de bois pourri ; odeur de cadavres aussi – peu importait que ce fût d’hommes ou de rats ! Et, en prime, un silence à découper en rondelles.
De la poche de sa veste, Bob Morane avait tiré une lampe-stylo, et il promenait le faisceau lumineux sur les portes.
— Le taximan avait raison, conclut-il au bout d’un moment, pas de numéros !
Lentement, s’attendant à tout moment à tomber dans une embuscade, les deux hommes se mirent à longer la rue, trébuchant à tout moment à cause des inégalités du sol.
Tout à coup, le faisceau de la lampe tenue par Bob s’immobilisa.
— Voilà ce que nous cherchons, dit le Français.
Sur une porte, un numéro 40 était inscrit grossièrement, à la craie blanche.
— Cela m’a l’air tout frais, fit Bill. Le comité d’accueil est bien organisé.
— Au moins, on peut être sûr d’être sur la bonne voie, décréta Morane. Frappons avant d’entrer : la politesse l’exige.
De son énorme poing, Ballantine heurta l’huis, qui résonna comme un gong. Quelques secondes s’écoulèrent, sans que rien ne se produisît.
— On dirait que le comité d’accueil dont je parlais il y a quelques instants n’a pas prévu de portier, fit Bill. On emploie les grands moyens, commandant ?
— Emploie les grands moyens, Bill. Tu t’y entends mieux que personne…
Le colosse recula d’un pas et, mettant tout son poids derrière le coup, il heurta du pied la porte qui, frappée comme par un bélier, s’ouvrit, à demi arrachée de ses gonds. Le faisceau de la lampe-stylo éclaira un couloir aux murs pelés, au pavement craquelé et semé de plâtras. Au fond s’élevait un escalier aux marches qui s’effondraient sous le poids des ans et dont la rampe était privée de la plus grande partie de ses barreaux, qui semblaient avoir été saisis soudain d’une insurmontable bougeotte.
Précautionneusement, Bob et Ballantine s’avancèrent dans le couloir.
— On commence par visiter le rez-de-chaussée ? demanda Bill.
— Allons plutôt voir à l’étage, fit Morane. Cet escalier semble nous tendre les bras…
Ils se mirent à grimper les degrés, un à un, les tâtant de la pointe du pied à chaque pas et s’attendant à tout moment à ce que l’ensemble s’effondrât sous leur double poids.
Pourtant, contre toute attente, l’escalier tint bon, et ils prirent pied sur un large palier, où se découpaient plusieurs portes.
— On commence par la première, ou on joue à pic et pic et colégram ? interrogea Bill.
Ils n’eurent pas le loisir de prendre une décision. De derrière la première porte, une voix parvint jusqu’à eux, un peu ouatée par l’épaisseur du bois. Une voix à la fois doucereuse et impérative. Elle disait :
— Entrez donc, honorables visiteurs… Vous êtes impatiemment attendus…